Radiographie d'un collectionneur

Publié le par danielsansespace

Vous connaissiez ce texte ? (j'ai coupé un peu) :

"Radiographie du collectionneur

(...) La question précise (est) dès lors de savoir quel type de collectionneur on devient, s’agissant très précisément d’une collecte de planches et de dessins originaux. L’objet recherché, en effet, qualifie l’activité de la recherche.

(...) le collectionneur de dessins de bande dessinée occupe une place particulière et qu’il convient d’analyser selon les concepts modernes d’original et de reproduction. Qu’est-ce que exactement "l’œuvre" en bande dessinée ? N’y a-t-il pas entre l’album édité et le dessin qui en fut la matrice le même rapport. que celui qui différencie un exemplaire du Père Goriot en édition quelconque et le précieux manuscrit de Balzac ? La planche originale est-elle une œuvre en soi, une création comparable à un dessin de peintre, ou bien ne serait-elle que la relique, forcément fétichisée, d’une œuvre dont le rayonnement et la vraie vie se jouent dans l’imprimé ? Ou encore, de quel plaisir spécifique, inconnu dans d’autres domaines de la collection, s’agit-il lorsque l’on acquiert une planche originale ?

Dans une première interprétation, on pourrait dire que le fait de posséder l’icône de hase, la source unique du livre, la trace même de son effectuation relève du culte de ce que Walter Benjamin, dans un texte illustre, a baptisé "l’aura". Les principaux caractères auratiques d’une œuvre d’art, selon Benjamin, sont qu’elle est unique, qu’elle appartient à un rituel et continue de le créer ou d’en inaugurer quelqu’autre, qu’elle est adorée plus que vue dans des lieux de pèlerinage (de préférence les temples qui l’ont vue naître) et aussi qu’elle témoigne de la présence, hic nunc, de forces magiques et sacrées toujours dérobées à nos regards quotidiens. De ce fait, l’aura cumule la présence et l’inaccessibilité, provoque l’amour et la terreur.


L’ennemie fatale de l’aura, poursuit. Walter Benjamin, fut la photographie, et par extension toutes les techniques de photogravure qui en découlent. Le statut du portail de Chartres, du Sphynx de Gisch ou de la Joconde s’étant totalement modifié à partir du moment où le livre d’art et la carte postale en firent proliférer les reproductions. Nous vivons une civilisation de la multiplicité sérielle, de la série infinie, de la copie parfaite, du standard identique, du clonage digital, et donc d’une perte de l’aura primitive ressentie comme frustration troublante et source d’innombrables nostalgies. Quoi de plus logique et même fatal, dès lors, si certains amoureux de bandes dessinées, après avoir durant leur enfance découvert les univers de Tintin., Spirou, Zig et Puce et d’autres par le biais de l’album (cette multiplicité de l’imprimé faisant l’œuvre) soient saisis à l’âge adulte d’un désir régressif qui les ramène ab ovo, en-deça de l’imprimé, vers la matrice unique du dessin original ? Retour de l’aura, fascination pour le corps de l’œuvre, sa physique originelle, sa rareté aussi. Acheter cela, c’est s’approprier la genèse devenue fétiche, c’est privatiser l’idole, face à la foule (à la masse) des usagers qui se contentent de sa reproduction.


On le voit, il y a quelque chose de pervers dans ce rapport privatisé avec l’œuvre, quelque chose qui, sous le regard. psychanalytique, pouvait bien ressembler à un rapport incestueux. Le dessin, en effet, appartient au régime symbolique maternel et se l’approprier équivaudrait à le désirer comme le corps de la mère ; non plus corpus généreux et disponible à. tous par l’imprimé, mais seul objet du désir devenu unique privilège. Que tous les collectionneurs de planches originales se déclarent incapables de collectionner des œuvres qui n’aient pas été par eux aimées et. découvertes dans l’enfance ne fait que confirmer le caractère œdipien évoqué. Ce n’est pas leur propre enfance qu’ils achètent, mais quelque chose en plus, un désir inassouvi, le bon objet, chargé symboliquement de toutes les façons et saveurs d’une bonne mère. Et que ce bonheur ne soit pas mérité par quelque charme ou vertu, mais acheté, ne fait qu’ajouter à son côté pervers : la maman, c’est la putain.


Que la psychanalyse ait tort ou raison en ce contexte a cependant peu d’importance. Plus intéressant me semble être la double connaissance du 9e art à laquelle atteignent les collectionneurs d’originaux. D’une part, ils ont ressenti ces images dans l’émotion totale du premier âge. Le nez et les yeux collés à l’album, ils ont fait immersion dans des mondes doués de pouvoirs magiques. C’est ce qu’ils appellent leur "déclic"". Des portes se sont ouvertes sous leurs pas, ils sont passés du côté de l’imaginaire, du mythe, amplifiant leurs propres fantasmes au contact des imaginations dessinées et narrées. D’autre part, devenus adultes, ils ont eu le temps d’apprécier toutes ces choses comme des œuvres, des outils de réflexion et de délectation esthétique. Devenus collectionneurs, c’est le cumul de ces deux approches qu’ils veulent vivre, et ils y touchent. Lecture naïve et approche savante ne leur paraissent point antagonistes ni exclusives ! Si tous les amateurs d’art pouvaient s’approcher de Guernica ou d’un paysage de Poussin selon le même chemin fourchu, la connaissance de la peinture, la culture tout entière s’en trouveraient changées. L’idéal serait de disposer de la science du naïf et de l’associer à la naïveté d’un savant... La bande dessinée y prédispose, de par ses liens avec l’enfance et aussi du fait de son exceptionnelle technique de la narration, du dessin et de la connaissance du monde et des hommes. C’est une merveille réaliste, une production de fantastique où l’empathie du lecteur sans cesse procède par étayages, selon le processus d’un enchantement exigeant des preuves, de la documentation quasi photographique à chaque pas effectué dans l’imaginaire fictionnel.


On pourrait aussi interpréter l’appropriation de la planche originale par son collectionneur d’une façon positive. (...)
Une nouvelle aura se manifeste par le disque, la radio, le cinéma et bien entendu la bande dessinée. C’est une aura diffusée, s’intensifiant par sa propre diffusion. Elle fait apparaître de nouveaux rassemblements, des mythologies qui, nées de la multiplication de leurs images, ne craignent nullement la reproductibilité. l’idole s’est diffractée, elle fait réseau.


Dès lors, acheter une planche originale de bande dessinée, c’est en quelque sorte devenir le conservateur d’un des points forts d’un vaste réseau reliant des millions d’admirateurs d’une image, d’un héros, d’un monde, d’un style. Le collectionneur n’est pas plus à l’origine qu’au centre ou au sommet du système de l’œuvre. Il y participe selon un sentier privé, mais sans jamais se désolidariser d’un énorme public qui, par sa ferveur, soutient l’aura disséminée de l’œuvre, Lui reste cependant en prime de jouissance inaliénable, l’accès au dessin.

Tous les collectionneurs que j’ai rencontrés sont d’accord à ce sujet : regarder de près sa facture graphique entre pour beaucoup dans leurs joies de posséder un original. C’est en découvrant cela, le tremblement du trait, les repentirs du crayon ou de la gouache, les encrages, tout un bricolage virtuose effacé par l’imprimé, que, à coup sûr, le collectionneur de planches originales de bandes dessinées se sent un collectionneur d’art proche de ceux qui rassemblent des dessins, tableaux ou gravures des maîtres. Cette jouissance est justifiée par la nature même du médium de la bande dessinée. C’est du dessin Une main l’a tracé, en a échauffé les trajets, y a injecté sang et nerfs, témoignant d’un corps, d’un acte de fondation d’univers. Benoît Peeters faisait remarquer que plus cet aspect artistique de la bande dessinée était reconnu, plus la beauté plastique de l’œuvre, jadis totalement occultée (et même méprisée par les meilleurs auteurs), se voyait appréciée pour elle-même, bref plus la bande dessinée devenait un art à part entière, moins l’on voyait se créer de grandes œuvres du 9e art... Mais les collectionneurs ne constituent qu’un des rouages de cette mutation. Responsables de la conservation d’un médium essentiel du génie du XX e siècle, ils ne sont pas coupables de sa probable et prochaine disparition.
(...)
Pierre Sterckx"

le texte complet est là : http://perso.wanadoo.fr/lebrunf9/bd/planches/
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